La plupart des commentateurs jugent incompréhensible, irrationnelle l’hostilité à l’Union européenne d’une partie significative, et peut-être est-elle majoritaire, de l’opinion publique britannique. Nombreux sont les articles qui chiffrent avec une précision un peu louche les pertes de PNB qui suivraient une rupture avec le cadre juridique de l’Union européenne. Le fait que le Brexit soit aujourd’hui possible vient pourtant de loin, et il faut le relier aux trois colères dont David Cameron, à son corps défendant, s’est fait le porte-parole et qui aujourd’hui conduisent au référendum du 23 juin.
Saint-Georges terrassant le dragon, Paolo Uccello (1439-1440)
C’est d’abord la colère de la partie historique de l’establishment conservateur, tory, hostile à une construction européenne qui dépossède le Parlement de sa souveraineté, qui donne un pouvoir perçu comme sans contrôle à la bureaucratie bruxelloise et qui impose des mesures dont seule la Grande-Bretagne devrait être juge, qu’il s’agisse du droit de vote des prisonniers ou d’un droit social moins individualiste. Ce serait apparemment le point de vue de la reine.
C’est aussi la colère d’une partie des classes populaires mécontente de sa relégation sociale au profit d’immigrés venant d’Europe de l’est en masse depuis dix ans, plus qualifiés, plus travailleurs et qui occupent nombre d’emplois qui ne sont plus disponibles. Mécontente aussi de devoir partager les aides sociales avec ces nouveaux venus.
Ces deux colères, qui ont leur répondant en France dans le souverainisme de gauche ou de droite et au Front national, peuvent être critiquées, discréditées comme passéistes ou xénophobes, et elles le sont certainement, mais elles ne sont pas dépourvues de raisons.
La troisième n’est pas souvent mise en avant dans la presse française, mais paraît majeure.
La Grande-Bretagne est le pays d’Europe où la culture en sciences économiques est la plus développée et la plus sophistiquée. Le libéralisme de combat qui est souvent affiché dans les classes supérieures y est corrigé par le pragmatisme et le souci des faits1. Or l’Union européenne et la zone euro sont dans une impasse économique de fabrication germanique2 qui ne paraît pas pouvoir s’ouvrir à court ou moyen terme. L’Allemagne impose un ordre économique, pour de bonnes et de mauvaises raisons, qui n’est pas du goût d’une partie importante des élites et de l’opinion britanniques. Ce qui explique en Grande-Bretagne, par contrecoup, l’attachement à la livre, le refus de l’euro et une politique monétaire depuis dix ans beaucoup plus flexible que ce que connaît la zone euro, et encore celle-ci a-t-elle été sauvée de la catastrophe par l’habileté du président de la Banque centrale européenne.
La colère contre une Europe ordo-libérale bornée, dogmatique, en échec, c’est aussi l’une des raisons de cette aspiration au Brexit même si cette colère-là, quand elle s’exprime dans le Spectator, n’a pas grand chose à voir avec les contestations de type Podemos et Syriza3.
Cette colère rejoint la première, de nature souverainiste. Les cours de Luxembourg ou de Strasbourg, c’est déjà beaucoup pour un pays attaché à sa souveraineté parlementaire et judiciaire, mais admettre que l’Europe communautaire dépende désormais, de fait, des décisions de la Cour constitutionnelle allemande pour les questions vraiment importantes comme le sort de la monnaie unique (ou les effets du principe de subsidiarité), ce qui est le cas aujourd’hui, c’est trop.
La City en partie au moins, les grandes entreprises sont contre le Brexit, mais une autre partie des élites britanniques campe sur cette position : votons pour le Brexit, faisons un pas de côté, ne craignons pas les catastrophes qui sont censées venir de notre départ, tout comme nous avons eu raison de ne pas croire que nous aurions à regretter de ne pas rejoindre la zone euro, zone dont le sort est peu enviable.
Serge Soudray
A lire
Pauline Schnapper, Le Royaume-Uni doit-il sortir de l’Union européenne ? La documentation française, 2014